Leipziger Platz : du temple du commerce au berceau de la techno
126/128 Leipziger Straße 126 a , Berlin
À l’angle nord-est de la Leipziger Platz, là où se dresse aujourd’hui la Mall of Berlin, s’étendait autrefois l’un des plus impressionnants symboles du Berlin d’avant-guerre : le grand magasin Wertheim. Plus qu’un simple lieu d’achat, c’était une vitrine de modernité, un marqueur de statut, et un espace où la capitale impériale exposait ses ambitions.
Une des portes du Trésor original exposée devant le Trésor actuel
La naissance d’un géant
Lorsque Georg Wertheim, pionnier du commerce moderne, fit construire son magasin à la fin du XIXᵉ siècle, il s’inspirait directement du concept américain de grand magasin apparu dans les années 1850. À Berlin, la concurrence était féroce : Karstadt, Tietz, Jandorf… Mais Wertheim voulait frapper fort.
Entre 1896 et 1906, l’architecte Alfred Messel érigea un édifice monumental en trois phases, bientôt prolongé par un quatrième agrandissement signé Heinrich Schweitzer en 1911-1912. Le bâtiment occupait une surface de 27 000 m² et s’étendait jusqu’à la Voßstraße, avec une façade de 240 mètres sur la Leipziger Straße et 90 mètres supplémentaires sur la Leipziger Platz.
Une architecture et une technologie spectaculaires
À l’intérieur, tout était conçu pour impressionner. L’atrium central, baigné de lumière, s’élevait sur plusieurs étages, orné de lustres suspendus à vingt-cinq mètres de hauteur. Les visiteurs pénétraient dans un univers où le luxe se mêlait à la prouesse technique :
-
un bureau de poste interne parcouru de cinq kilomètres de tubes pneumatiques pour acheminer les commandes,
-
des ascenseurs dernier cri,
-
des murs décorés de céramiques fournies par la prestigieuse manufacture impériale de Cadinen,
-
et surtout 105 000 ampoules électriques, alors que l’électrification de la ville n’en était qu’à ses débuts.
En 1910, l’empereur Guillaume II lui-même visita le magasin lors de l’inauguration d’un agrandissement, un geste qui valida définitivement l’idée qu’ici, toutes les classes pouvaient se croiser – de l’aristocrate en gants blancs à l’ouvrier venu s’offrir une pièce rare.
Un lieu de vie avant tout
Le Wertheim n’était pas seulement un temple du commerce : c’était un véritable lieu de vie. On y trouvait un jardin d’hiver agrémenté de fontaines, un restaurant élégant, des salons de lecture, et même des espaces pour enfants. Les Berliners venaient parfois simplement pour flâner, admirer les vitrines ou profiter des spectacles et concerts organisés dans le grand hall.
Dans un article de 1928, un journaliste décrivait ainsi sa place dans la vie de la ville :
« Plus que toute autre atmosphère cultivée, Wertheim a garanti le progrès face à tous les autres magasins : il n’existe pas de société berlinoise qui n’achète pas ici… »
À son apogée dans les années 1920, avec 70 000 m² de surface de vente et 112 000 m² de planchers exploitables, il était le plus vaste grand magasin d’Europe, rivalisant même avec Harrods à Londres.
La fin d’une ère
Pourtant, cette prospérité ne devait pas durer. En 1937, le propriétaire juif Georg Wertheim fut spolié par les nazis dans le cadre de la politique d’aryanisation. Ce fut la fin d’un symbole de modernité cosmopolite et d’ouverture sociale à Berlin. Les destructions de la guerre et la division de la ville firent le reste. Les ruines furent rasées dans les années 1950, laissant place à un terrain vague pendant plusieurs décennies.
Et c’est dans les entrailles de cet ancien temple du commerce que, bien plus tard, allait naître une autre légende : le premier Tresor, ouvert en 1991 dans les anciens coffres-forts de la banque seul vestige alors de ce centre commercial...
Mais ça, c’est une autre histoire – et elle se raconte en basses profondes et en stroboscopes. Vous la retrouverez, avec bien d’autres, dans le guide Berlin Techno Narrative, un voyage immersif au cœur des lieux, des sons et des légendes de la culture techno berlinoise...