Le Covid, tournant silencieux de la culture techno à Berlin
Le Berghain en 2020, fermé mais se posant la question " Demain est la question"
Une chronique vécue au cœur d’un bouleversement historique
Chômage des platines, silence des sound-systems, clubbing sous QR code et fracture générationnelle : le Covid n’a pas seulement suspendu la fête à Berlin — il a révélé ses paradoxes. Récit personnel et regard critique sur un moment de bascule.
Une ville en pause, une scène à l’arrêt
Le coronavirus a frappé la planète, mais à Berlin, il a touché au cœur battant de la ville : sa vie nocturne.
Certes, l’Allemagne n’a pas connu de confinement aussi strict que la France. On parlait plutôt de "confinement intelligent", fondé sur la responsabilité individuelle. Pourtant, la réalité était la même : clubs, bars, restos, administrations non essentielles — tout était fermé.
La ville s’est tue. Et avec elle, la scène techno.
Les transports en commun continuaient à rouler, presque vides. On prenait place un siège sur deux sans besoin d’autocollants. Et dans cette ville devenue fantôme, une chose manquait par-dessus tout : le son.
Résistances et réinventions : le temps des open airs
Heureusement, les beaux jours sont arrivés.
Et avec eux, une bouffée d’air pour les collectifs techno. Là où c’était possible, des open airs ont vu le jour.
Mais peu de clubs avaient des espaces extérieurs adaptés. Beaucoup s’étaient déjà tournés vers le streaming — via United We Stream, ou leurs propres canaux. Mais rien ne remplace la communion physique, le corps en mouvement, la vibration partagée.
Obtenir une place pour une de ces rares soirées en plein air relevait de l’exploit : sold out dès le mardi pour le vendredi et le samedi.
Le Griessmuehle renaît sous un autre nom
Ironie du calendrier : en janvier-février 2020, le Griessmuehle ferme définitivement ses portes, victime de la gentrification.
Mais à peine le choc digéré, des signaux d’espoir apparaissent.
Deux bars affiliés à l’équipe du Griessmuehle réapparaissent : l’un près de l’ancien site, l’autre à Schöneweide, dans une ancienne brasserie en friche industrielle. Et ce second lieu va vite devenir… le Revier Südost.
Le nouveau projet annonce une première soirée — ou plutôt une journée — car les open airs doivent fermer à 22h.
Je parviens à obtenir une place. Le jour venu, S-Bahn, marche, queue disciplinée, QR code à l’entrée, distanciation, masque. Le public est là, fidèle au style : cuir, noir, décalé. Le son est au rendez-vous. Le sourire est sous les masques.
Le Revier Süd Ost en 2020 nouveau complexe qui accueille l'ancienne équipe du Griessmühle dans une ancienne brasserie à Schöneweide
Retour sur le dancefloor : une bouffée d’oxygène
Le lieu est incroyable : entre hangars, structures métalliques, palettes, containers transformés en bars et toilettes… Un décor industriel brut, idéal pour une rave.
Le son est puissant, bien réglé. Je danse sans m’arrêter.
Le corps oublie la fatigue. Le cœur retrouve ses repères.
Je reconnais des têtes croisées aux soirées du Griessmuehle, un type en fauteuil, activiste pour la sauvegarde de la scène. Check, sourire, et retour dans la transe collective.
Le temps passe. Le dernier DJ glisse un morceau punk. Fin de set. Fin de journée. Je repars le cœur plein. J’espère y revenir.
Synoid, prix en hausse et clivage générationnel
Quelques semaines plus tard, Synoid annonce une nouvelle soirée. Cette fois, les places sont vendues uniquement en ligne… et tout est sold out en quelques minutes.
Pourquoi ?
Parce qu’un mail confidentiel a prévenu quelques initiés que la vente se ferait dans la nuit. Résultat : beaucoup se sentent floués. Le prix aussi fait scandale : 28 euros pour une journée.
C’est deux à trois fois plus que la norme berlinoise.
On entend alors la scène se déchirer :
“C’est la fin de l’esprit berlinois.”
“C’est la marchandisation totale.”
“C’est la faute aux touristes.”
La pluie finira par forcer le report de l’événement, comme une métaphore naturelle d’un système en crise.
Manifestation pour sauver la branche évènementiels 14 Août 2020
Derrière l’unité affichée, une scène fragmentée
Sur le papier, la solidarité semblait réelle.
United We Stream, Clubcommission, aides d’État. Mais en coulisses ?
Clashs, jalousies, fractures.
L’épisode Synoid n’est qu’un symptôme. La crise a mis à nu les tensions internes d’une scène qui peine à se réinventer.
Différents épisodes dont on on évitera de parler ici mais que vous retrouverez sur internet.
“Arm aber sexy” : une devise qui s’efface ?
La fameuse expression "pauvre mais sexy" incarnait le Berlin accessible, vivant, alternatif.
Aujourd’hui, entre billets à 28€, line-ups bling-bling, sélections élitistes et gentrification des quartiers, la scène berlinoise change de visage.
Certains clubs ferment. D’autres augmentent leurs prix. La diversité sociale s’effrite. Les boissons restent abordables, mais les entrées ne le sont plus. Ce n’est plus le Berlin des années 90.
Et pourtant… des lieux résistent, des collectifs inventent, des voix s’élèvent.
Manifestation pour sauver la branche évènementiels 14 Août 2020 ( char Rave The Planet)
Mai 2021 : victoire politique pour la culture club
Au milieu de ce chaos, une victoire historique : le Bundestag reconnaît officiellement les clubs comme des lieux culturels, et non plus de simple divertissement.
Fini l’amalgame avec les sex shops ou les salles de jeux. Désormais, les clubs sont assimilés aux théâtres, opéras et musées.
Une avancée majeure dans la lutte contre la gentrification.
Cette reconnaissance est le fruit du travail conjoint de collectifs (LiveKomm), d’artistes, de politiques engagés. Et c’est une lueur d’espoir.
En Mars 2024, ce sera Rave The Planet qui fera mettre la Techno Berlinoise sur la liste nationale de l'Unesco, mais on en parle ailleurs.
Un futur incertain, mais un réveil possible
Oui, le mal est fait. Le Covid a agi comme un révélateur.
Mais il a aussi permis une prise de conscience. Et une réorganisation.
Aujourd’hui, entre la fondation Trésor de Dimitri Hegemann, Rave The Planet de Dr Motte, et la mobilisation des collectifs, une dynamique renaît.
Berlin peut encore redevenir le laboratoire vivant de la techno, si elle accepte d’évoluer sans renier ses fondations.